Chap 1.2 Sens commun en tant que connaissance

ETHNOMETHODOLOGIE : REGARDS SUR UN TERRAIN INTERDIT
par Alexandra Schmidt

L'ETHNOMETHODOLOGIE OU LE CHAOS-MANAGEMENT(1) SOCIOLOGIQUE


Chapitre I.2

LE SENS COMMUN EN TANT QUE CONNAISSANCE

C'est un des postulats de base de l'ethnométhodologie. Peut-on accepter ce postulat tel quel? Toute l'histoire de la pensée montre que la connaissance a toujours eu besoin d'être légitimée, validée. On pourrait donc commencer par contextualiser cette position dans l'évolution plus générale de la réflexion occidentale sur la science et la connaissance.



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I.2.1 Deux fils rouges révélateurs dans la trame de la réflexion occidentale sur la connaissance

Il n'est pas question, ici, de s'aventurer dans une longue analyse de la pensée philosophique et scientifique sur la connaissance. Cependant, les connaissances actuelles, aussi bien dans les sciences humaines que dans les sciences physiques (ou naturelles), montrent une si étroite imbrication et interaction des découvertes et des concepts, une "réflexivité permanente science <-> philosophie" (Edgar Morin) qu'on ne peut échapper aux interférences, que révèle bien, notamment, cette branche de la sociologie dite "sociologie de la connaissance".

Cette approche 'profane' d'une question aussi vaste n'est ici volontairement qu'esquissée à une fin toute pratique : mieux éclairer la démarche ethnométhodologique utilisée dans le présent travail de diplôme. Il paraît donc utile de replacer l'ethnométhodologie non seulement dans le contexte de sa propre discipline générale (sociologie et/ou ethnologie), mais dans un contexte épistémologique plus large. Cette lecture particulière de l'épistémè occidentale paraîtra inévitablement réductrice. En ce qu'elle représente une gestion localisée (en l'occurrence : personnelle) d'une masse infinie de connaissances, dont une parcelle seulement est détenue ; elle est en fait une approche "indexicale" de l'épistémologie.

Pour éclairer les origines intellectuelles de l'ethnométhodologie, on peut, procédant selon une méthodologie que l'on pourrait nommer du "philosophe profane", extraire de l'épistémè occidentale deux courants, ou tendances, de base qui, bien que s'entremˆlant parfois, sont fondamentalement séparés, voire opposés.

J'entends par là d'une part le courant que, à titre pratique, j'appellerai "gnostique", et d'autre part celui que j'appellerai "chaotique".

Dans les sciences humaines, le courant gnostique, depuis Platon jusqu'à Heidegger, Sartre et Whitehead(9), en passant par Hegel et Marx, fonctionne (et je choisis ce terme expressément) selon l'idée qu'il existe des essences universelles (l' être en soi" de Hegel, l' "objet éternel" de Whitehead, "LA Société", les "essences immuables" de Max Scheler...) qui "justifient la connaissance au-delà de ses déterminations existentielles sociologiques" (Cazeneuve(10)), entre autres déterminations...

Ce fonctionnement implique une "vérité" une, qui est accessible par degrés au moyen de la connaissance (c'est le propre de l'initiation). Elle se traduit, entre autres, par des systèmes de pensée dualistes (la chose par opposition à son idée, l'opposition sujet-objet, la société par opposition à l'individu...), ou linéaires (positivisme, l'idée d'un progrès vers une plus grande vérité, de la marche de l'humanité vers un avenir meilleur...)

La connaissance, dans ce contexte, est généralement cohérente.

Elle est cumulative, et confère une autorité à ceux qui en détiennent plus que les autres. On verra plus loin que c'est ainsi que le "sociologue professionnel" (Garfinkel, dans Coulon, op.cit.), est devenu un mandarin de la connaissance de la réalité sociale.

Le courant chaotique recouvre énormément d'approches parfois très diverses, à l'image de sa perception d'une réalité considérée comme hyper- complexe (Morin) et multiple. On le retrouve dans le doute fondamental sur la possibilité même d'une connaissance (Kant), dans l'abolition de la causalité et l'impossibilité de procéder par induction pour atteindre la connaissance (Hume), ou dans le subjectivisme (Kierkegaard), et notamment dans toutes les implications découlant des découvertes récentes des sciences physiques (la relativité, l'entropie) et humaines (linguistique, psychologie au sens large).
Ce courant reflète l'infinie complexité de la réalité humaine et sociale, il permet d'intégrer les contradictions et les paradoxes, ou du moins ne les nie pas.
La connaissance n'est pas un processus linéaire, cumulatif. Elle est un processus d'interaction, donc créatif et ouvert. Elle implique une participation interactive et accomplissante.

La connaissance, dans ce contexte, est localement cohérente.

I. 2.2 Magie du rationnel

Le rationnel est bien sûr présent dans ces deux courants. Cependant l'usage en diffère. Dans le premier cas, la démarche rationnelle se fonde sur de l'irrationnel, qu'elle s'emploie ensuite à rationaliser. Dans le cas du courant chaotique, le rationnel s'efforce de s'insérer dans, et d'éclairer les multiples et infinies contradictions. perçues. Or, selon Morin(11), "(...) une nouvelle critique, interne, surgit au coeur de la rationalité. Selon cette critique, proprement contemporaine, la raison n'est plus seulement dénoncée comme trop raisonnable ; elle est dénoncée comme déraisonnable. La crise moderne de la rationalité, c'est la détection et la révélation de la déraison au sein de la raison."

Il est facile d'illustrer cette déraison. Nous commencerons par donner trois exemples de démarche dite rationaliste, dans trois domaines différents : la philosophie (Hegel), la politique (Lénine) et la gestion d'entreprise (Taylor), toujours par ce même procédé profane qui implique non seulement les contraintes du temps et de l'espace impartis pour écrire le présent mémoire, mais également les limitations inhérentes à la connaissance, la sélection et l'interprétation personnelles :

   
               HEGEL :  "PAR OBJECTIVITE SOLIDE, IL FAUT ENTENDRE
                        DIEU, L'ETERNEL,  LE JUSTE, LA NATURE, LES
                        CHOSES NATURELLES.  DANS LA  MESURE OU  IL
                        EST EN  RAPPORT AVEC  UNE SEMBLABLE ENTITE                        
                        BIEN  CONSISTANTE,   L'ESPRIT  SAIT  QU'IL
                        DEPEND D'ELLE,  MAIS, EN  MEME TEMPS, DANS
                        LA MESURE OU IL S'ELEVE VERS ELLE, IL SAIT
                        AUSSI  QU'ELLE   EST   UNE   VALEUR.   LES
                        AFRICAINS, EN REVANCHE, NE SONT PAS ENCORE
                        PARVENUS   A   CETTE   RECONNAISSANCE   DE
                        L'UNIVERSEL. (...)  CE QUE  NOUS  APPELONS
                        RELIGION, ETAT, REALITE EXISTANT EN SOI ET
                        POUR SOI,  VALABLE ABSOLUMENT,  TOUT  CELA
                        N'EXISTE  PAS   ENCORE   POUR   EUX.   LES
                        ABONDANTES  RELATIONS   DES  MISSIONNAIRES
                        METTENT CE  FAIT HORS  DE DOUTE.  (...) CE
                        QUI CARACTERISE EN EFFET LES NEGRES, C'EST
                        PRECISEMENT QUE  LEUR CONSCIENCE N'EST PAS
                        PARVENUE   A    LA   CONTEMPLATION   D'UNE
                        QUELCONQUE OBJECTIVITE  SOLIDE, COMME  PAR
                        EXEMPLE DIEU,  LA LOI,  A LAQUELLE  PUISSE
                        ADHERER LA  VOLONTE  DE  L'HOMME,  ET  PAR
                        LAQUELLE IL  PUISSE PARVENIR A L'INTUITION
                        DE SA PROPRE ESSENCE."
               
                       (  La Raison  dans l'Histoire, coll. 10-18,
                        p. 250-251)

              

               LENINE:  (extraits de   Textes Philosophiques,  éd.                       
                        Sociales, 1982)
               
                       "LA DOCTRINE DE MARX EST TOUTE-PUISSANTE,
                        PARCE QU'ELLE EST JUSTE." (P. 198)
                       "A  VANT   MARX,    LA   'SOCIOLOGIE'    ET
                        L'HISTOIRE ACCUMULAIENT,  DANS LE MEILLEUR
                        DES CAS,  DES FAITS  BRUTS, RECUEILLIS  AU
                        PETIT  BONHEUR,   ET  REPRESENTAIENT   DES
                        ASPECTS ISOLES DU PROCESSUS HISTORIQUE. LE
                        MARXISME A  INDIQUE LA  VOIE  D'UNE  ETUDE
                        UNIVERSELLE, PORTANT SUR TOUS LES ASPECTS,
                        DU    PROCESSUS     DE    NAISSANCE,    DE
                        DEVELOPPEMENT ET  DE DECLIN DES FORMATIONS
                        ECONOMICO-SOCIALES,  EXAMINANT  L'ENSEMBLE
                        DE TOUTES  LES TENDANCES  CONTRADICTOIRES,
                        LES RAMENANT  AUX CONDITIONS,  PRECISEMENT
                        DEFINIES, DE  VIE  ET  DE  PRODUCTION  DES
                        DIFFERENTES   CLASSES   DE   LA   SOCIETE,
                        ECARTANT LE  SUBJECTIVISME ET L'ARBITRAIRE
                        DANS LE  CHOIX DES  IDEES 'DOMINANTES'  OU
                        DANS    LEUR    INTERPRETATION,    FAISANT
                        APPARAITRE  QUE   TOUTES  LES  IDEES  SANS
                        EXCEPTION   ET    TOUTES   LES   TENDANCES
                        DIFFERENTES ONT  LEURS RACINES DANS L'ETAT
                        DES   FORCES   PRODUCTIVES   MATERIELLES."
                        (P.213)


               
               TAYLOR:  "L' AUTEUR A  LA CERTITUDE  D'AVOIR MIS EN
                        LUMIERE LE  FAIT QUE,  MEME DANS LE CAS DE
                        LA FORME  LA PLUS  ELEMENTAIRE DU  TRAVAIL
                        QUI SOIT  CONNUE, IL EXISTE UNE SCIENCE ET
                        QUE, QUAND  L'HOMME LE  PLUS QUALIFIE POUR
                        ACCOMPLIR  CE   GENRE  DE  TRAVAIL  A  ETE
                        CONVENABLEMENT CHOISI, QUAND LA SCIENCE DE
                        LA METHODE  D'EXECUTION DU  TRAVAIL A  ETE
                        MISE   AU   POINT   ET   QUAND   L'OUVRIER
                        CONVENABLEMENT CHOISI  A  ETE  ENTRAINE  A
                        TRAVAILLER  EN  APPLIQUANT  CETTE  METHODE
                        SCIENTIFIQUE, ALORS  LES RESULTATS OBTENUS
                        DOIVENT        NECESSAIREMENT         ETRE
                        CONSIDERABLEMENT PLUS  GRANDS QUE CEUX QUI
                        SONT  POSSIBLES   DANS  LE   SYSTEME   'DE
                        L'INITIATIVE ET DES STIMULANTS'."
               
                       (  La    Direction     Scientifique     des
                        Entreprises, Paris-Verviers,  Bibliothèque
                        Marabout, 1957-1967)
Ce choix minimaliste vise simplement à indiquer la contradiction entre la prétention rationaliste visant à unifier et universaliser le sens et les processus de la vie humaine, au niveau individuel et social, et la réalité magique et incantatoire de ces prétentions.
Chacune des visions représentées dans ces trois exemples suppose l'existence d'une vérité unique, fondamentale et "objective", extérieure et supérieure à la réalité quotidienne de l'homme. A partir de cette vérité, des raisonnements, un système entier peuvent être développés qui s'écartent progressivement des réalités saisies, cahin-caha, au quotidien.
Et pourtant, des individus, des groupes, des nations entières ont répété ces vérités absolues, y plaçant leurs espoirs, essayant de toutes leurs forces de faire se conformer les réalités à ces visions. Il ne faut à aucun prix en minimiser la puissance : Edgar Morin parle de

"l'existence vivante des êtres noologiques, idées, symboles, esprits, dieux, qui disposent, non seulement d'une réalité subjective, mais d'une certaine autonomie objective."

"Produits par les cerveaux", dit-il, "ils deviennent des vivants d'un type nouveau."(12)

Cette idée est importante pour l'approche ethnométhodologique du langage naturel, que nous aborderons plus loin. Nous verrons également, lorsque nous examinerons la notion garfinkelienne de la "sociologie profane" par opposition à la "sociologie professionnelle", comment opèrent l'instinct gnostique, la magie du rationnel et le rite d'autorité chez cette dernière.

Ce genre de "vérité euphorique", nous dit Morin, est ce avec quoi nous remplissons la zone d'incertitude entre le moi et l'environnement, ce qui, comme les mythes et les religions, nous rassure, plaque une grille d'interprétation sur l'incompréhensible.

"Ainsi", dit-il(13), "le mythe, le rite, la magie, la religion assurent un compromis, non seulement avec l'environnement extérieur, mais aussi avec les puissances noologiques, c'est-à-dire un compromis interne, à l'intérieur de l'esprit humain, avec ses propres fantasmes, son propre désordre, sa propre ubris, ses propres contradictions, sa propre nature crisique."

La vision gnostique, quelle qu'en soit la formulation - religieuse, philosophique, sociologique ou gestionnaire - cherche à introduire de l'ordre dans le désordre, à sécuriser, à éclairer, à exorciser les démons du doute et de l'angoisse.

"La réification de la raison apparaît lorsque celle-ci se conçoit comme substance et essence supérieure. Dès lors, la porte est ouverte pour la déification de la raison. La déesse Raison gouverne le monde, arrache homo à l'animalité, l'éclaire de sa Lumière..." (14).

I.2.3 Rationalité du sens commun

La réalité, elle, est désordonnée. Elle est "hyper- complexe". Nous ne pouvons la saisir dans sa totalité, nous n'avons pas de certitudes, et pourtant, nous sommes sommés, à chaque instant, d'évaluer, de choisir, de décider, d'agir. L'ordre humain, nous dit encore Morin, se déploie sous le signe du désordre. L'existence de l'individu dans sa vie quotidienne est un "bricolage permanent". Il se débrouille. Il interprète comme il peut, du mieux qu'il peut. Il auto-organise sa réalité, l'irruption permanente de l'environnement et de l'Autre l'obligeant à une constante ré-organisation. L'homme au quotidien doit créer du sens. L'ethnométhodologie constate cette capacité d'auto- ré-organisation, et cherche à repérer le savoir- faire qu'elle implique, au niveau du groupe social. Ce sont les ethnométhodes. La vie quotidienne devient ainsi un véritable terrain, extrêmement riche de potentiel d'observation et d'enseignements. Le sens commun devient un savoir, que l'on peut observer dans son fonctionnement, et analyser dans ses accomplissements.

Dans le domaine de la pensée sociologique, l'apport de Schütz est essentiel à cet égard, pour sa contribution au développement du regard ethnométhodologique. "Schütz parle de connaissance socialisée pour bien spécifier qu'il s'agit d'une connaissance acquise par une pratique engagée dans le champ social. (...) L'originalité de Schütz est d'insister sur le fait que même dans une zone familière (...) l'individu construit le sens, donne signification à ses actes et aux actes d'autrui. Pour Schütz, cette compréhension définit le social."(15)


Notes


               1   Chaos-Management : terme donné par Peter et
                   Waterman, auteurs d'ouvrages sur la science de
                   la gestion, à un mode de gestion adapté à
                   l'hypercomplexité des entreprises modernes. Se
                   référer au point 7 du présent chapitre.
                   Qu'il soit simplement noté que le terme, ici,
                   ne doit évoquer aucune connotation négative du
                   fait de la présence du mot de "chaos" - il
                   s'agit d'un parallèle tracé, comme je l'ai fait
                   ailleurs dans ce mémoire, entre une approche
                   nouvelle d'un domaine où existaient jusqu'à
                   présent des "écoles de pensée", et l'attitude
                   ethnométhodologique, qui permet également un
                   regard nouveau..

    
               9  Alfred North Whitehead, philosophe anglais
                  (1861-1947), un des fondateurs, avec Bertrand
                  Russel, de la logique mathématique et
                  symbolique. Un des exemples considérés comme
                  les plus brillants d'une pensée platonicisante
                  moderne.

               
               10  Cazeneuve, op.cit. p. 65
 
                 
               11  Edgar Morin,  Science avec Conscience, éd.
                   Seuil, coll. Points, Seuil 1982, Fayard 1990,
                   p. 147

               
               12  Edgar Morin,  Le Paradigme Perdu : la Nature
                   Humaine, éd. Seuil, coll. Points, 1973, p. 158

                 
               13  Morin, ibid. p. 159

               
               14  Morin,  Pour sortir du XXème siècle, Seuil,
                   Points, p.280

          
               15  M. Vigoureux, Mémoire de Maîtrise 
                   d'Ethnologie, 1989, Paris VII, p28 




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